Politique

Un homme d'autrefois

France Forum Mai 1969

 

Cette, voix, je l'entends encore, telle je l'entendis à la radio un soir de juin 1940 dans un village de la Creuse où l'exode m'avait déposé comme le flux une épave. Une voix d'éloquence rugueuse et mal accordée. Elle ne connaissait pas les inflexions savantes qu'un acteur du Français devait lui apprendre par la suite. Pourtant elle eut le pouvoir de rassembler et revivifier tout ce qui restait de force à un homme jeune. Elle le tira hors de l'abîme de son désespoir.

Par la suite, même si j'eus à découvrir, en Amérique et en Alger, que la France libre n'avait pas possédé la pureté que dans ma foi je lui croyais, même si je dus apprendre les noms du colonel Passy et de quelques autres, même si encore plus depuis dix ans l'icône s'est dégradée, cette voix ne s'est jamais tue dans ma mémoire.

Le général de Gaulle, l'homme dont je cherche, pour cette nécrologie d'un mort vivant, à cerner le visage, c'est d'abord cette voix de juin 1940. Mais ce qui fit ce jour-là sa grandeur fut depuis la cause de son déclin. Car s'il avait effectivement, selon le mot de Malraux, « épousé l'Histoire », ce fut d'un mariage sans lendemain. Il l'avait épousée avec une noblesse toute médiévale : celle du preux. Notre défaite se situait dans la lignée des autres défaites de notre peuple et, apte par sa formation et ses traditions à la comprendre dans toute sa honte, comme les héros dont on lui avait tracé les modèles à Saint-Cyr, il la refusa. Hélas, il ne possédait justement de vraie culture, avec la fréquentation elle aussi « passéiste » des classiques, que cette histoire enseignée dans une école militaire. Elle lui cacha l'histoire de son temps dont toutes les données lui furent inaccessibles. Sa table de référence s'arrêtait à la fin de ce XIXe siècle qui se survécut jusqu'en 1918. A la dimension de notre débâcle et de la victoire, il ne sut, cloisonné dans notre passé national, l'être à celle de la paix.

Ignorance foncière de l’Économie. J'évoque ce discours télévisé où il parla du Plan avec les accents d'une vieille dame indulgente aux frasques de son petit-fils. Ignorance des courants de la pensée moderne : pour lui le marxisme n'est qu'une revendication de « partageux », et l'URSS une Russie modernisée. Ignorance géographique d'un monde rétréci. Il ne sut jamais que la France n'a même plus les dimensions d'un médiocre département de 1810. Ignorance psychologique. Il ne vit pas monter la jeunesse et, ne trouvant jamais un mot pour elle, la laissa dériver vers Mai 1968. Incapable, par ses propres lacunes, des grands desseins que lui proposait son époque et qui eussent été à son envergure, tout en rêvant de catastrophes pour apaiser sa soif de hautes gestes, il s'abaissa aux démarches d'un radical. Son pouvoir devint une fin en soi. Il ne parvint plus à lui donner un autre sens que sa personne. Dès lors, sous les apparences de la rigueur, la constante discontinuité. Comme un de ses proches collaborateurs me le dit un jour : « Il lance des billes et celle qui arrive devient la sienne. » Même pour l'Algérie, il a mené trois politiques successives et contradictoires ; même pour l'Afrique Noire il en a mené au moins deux, de l'excommunication guinéenne et de la Constitution colonialiste de 1958 à l'abolition de la Communauté. Ce fut parfois une force mais, l'âge s’accentuant, faute de savoir trouver dans son temps les buts dignes de lui il obéit à ses humeurs. Il recourut à de petits moyens qu'il légitima de la légitimité qu'il s'était dévolue. Et, parce qu'il vivait dans une autre ère, il usa de ces petits moyens pour casser les projets que son XIXe siècle ne pouvait comprendre : ainsi pour l'Europe.

Son temps s'est vengé. Il l'a démenti par les jeunes de 1968. Dès lors, comme ceux que Jupiter veut perdre, cet homme malgré tout grand n'a plus commis que des erreurs, même tactiques, jusqu'à l'échec du référendum.

Maintenant que le voici seul, enfermé dans son orgueil qui lui aussi l'a exilé de son époque, comprendra-t-il ? Quelle forme définitive se gravera-t-il ? S'il sait devenir étranger aux querelles qu'il a suscitées, il retrouvera sa grandeur. Car les jours passant, nous oublierons le politicien attardé, pour ne plus entendre que cette voix, qui un soir de juin, quand s'apaisent les bruits de l'exode – cette kermesse d'angoisse et de vin où toute une moitié de la France dérivait sur l'autre – nous a rendu le goût de vivre et le sens d'une dignité française.